LES AVANCÉES COMPTABLES DES ICO
L’autorité des normes comptables (ANC) a publié ce mardi son règlement 2018-07 insérant dans le plan comptable général une section édictant les règles comptables applicables aux « Jetons émis et détenus » à l’issue d’opération d’ICO.
Le nouvel article 619-1 reprend en intégralité la définition d’un jeton telle qu’elle figure dans le projet de la loi PACTE adopté en première lecture à l’assemblée nationale.
Pour rappel, constituera un jeton aux termes du futur article L 552-2 du CMF : « tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits, pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».
Comme nous l’évoquions précédemment dans notre article relatif à la soirée des « entretiens de l’AMF », le rôle du white paper sera primordial. En effet, l’AMF avait indiqué qu’un white paper devait présenter l’équipe à l’initiative du projet, préciser les droits attachés aux jetons, les caractéristiques de l’offre, les intentions de cotation sur un marché secondaire et les risques attachés à l’opération.
L’ANC complète l’intervention de l’AMF en ajoutant qu’il sera indispensable que l’émetteur de jetons détermine le type de jeton qu’il émettra afin de faciliter le traitement comptable qui en découlera (article 619-2).
Deux types d’offre de jetons seront envisageables :
- les offres de jetons présentant les caractéristiques de titres financiers ou contrats financiers (article L. 211-1 du CMF) ou bons de caisse (article L. 223-1 du CMF) ;
- les offres de jetons ne présentant pas les caractéristiques de titres financiers, de contrats financiers ou de bons de caisses précités.
=> Du point de vue de l’émetteur
Dans la première hypothèse, les jetons seront comptabilisés de la même façon que les éléments financiers évoqués.
Dans la seconde hypothèse, les jetons seront comptabilisés selon les droits et obligations attachés, d’où l’importance cruciale du white paper, de son contenu et de la volonté de l’émetteur de doter son jeton de tels ou tels attributs.
Selon l’article 619-4, si les jetons présentent les caractéristiques d’une dette remboursable même temporaire ils seront comptabilisés en emprunts et dettes assimilées, si les jetons représentent des prestations restant à réaliser ou des biens à livrer, ils seront comptabilisés en produits constatés d’avance et à défaut d’informations pertinentes, ils seront tout simplement comptabilisés en produits.
Dès lors, une fine analyse des jetons est requise en amont du projet. L’émetteur doit impérativement s’attarder sur les caractéristiques du jeton qu’il souhaite émettre afin d’élaborer son white paper et d’anticiper les conséquences comptables et fiscales de l’émission de son jeton.
L’ANC précise que les jetons auxquels sont attachés des prestations d’échange ou de paiement entre dans la catégorie des jetons représentatifs de prestations à réaliser et que les sommes comptabilisées en produits lorsqu’aucune clarté sur les spécificités du jeton ne ressort du white paper ne constituent pas des produits exceptionnels.
L’ANC indique également qu’un jeton pourra avoir une nature « hybride » et intégrer à la fois plusieurs caractéristiques. Ainsi, un jeton pourra être représentatif d’une prestation à effectuer et d’une dette remboursable. Ce sera par exemple le cas lorsque les modalités d’émission des jetons prévoiront un remboursement de la souscription du jeton si le « soft cap » n’est pas atteint (seuil minimum prévu dans le white paper à atteindre pour valider la levée de fonds). Cette hypothèse se retrouvera également si le white paper prévoit une condition suspensive ou une simple possibilité de remboursement en jetons ou en monnaie fiat. Cette situation usuelle devra, à notre sens, être accompagnée par la mise en place d’un séquestre afin de sécuriser les fonds et d’éviter tout « scam », c’est-à-dire d’escroquerie des investisseurs ; ce dont l’AMF sera particulièrement attentive dans le cadre de la délivrance de son visa.
Lorsque l’émission des jetons s’opère par libération d’autres jetons existants (bitcoin, ethers ou autres), l’émetteur devra les comptabiliser à l’actif.
A la clôture de l’exercice comptable et pour les jetons ayant pour objet de réaliser une prestation ou de livrer un bien, le compte 48701 « Produits constatés d’avance sur jetons émis » enregistrera les montants représentatifs de prestations restant à réaliser ou de marchandises à livrer. Pour ceux qui ont un caractère de dette remboursable, ils sont évalués en euros sur la base du dernier cours à la clôture de l’exercice. Dans l’hypothèse d’une variation de valeur par rapport à l’ancienne comptabilisation, cette différence sera comptabilisée dans des comptes transitoires en attente de régularisation soit à l’actif en cas de perte latente (compte 4746 « Différences d’évaluation de jetons sur passifs – actifs ») soit au passif en cas de gain latent (compte 4747 « Différence d’évaluation de jetons sur des passifs – passifs »). Bien entendu, les pertes latentes entraîneront à due concurrence la constitution d’une provision pour risque.
L’émetteur aura la possibilité de racheter sur un marché secondaire ses propres jetons et ceux-ci seront alors comptabilisés dans le compte 5203 « Jetons auto-détenus ».
Enfin, l’annexe des émetteurs devra mentionner de nombreux points indiqués dans l’article 619-9 ce qui impliquera un travail comptable conséquent.
Fiscalement, il convient de retenir que seuls les jetons émis avec une contrepartie immédiate ou dont les caractéristiques décrites dans le white paper seront équivoques entraineront la constatation d’un produit en comptabilité et d’un éventuel bénéfice taxable. Les jetons qui pourront être comptabilisés en produits constatés d’avance n’entraineront aucun bénéfice taxable dans la mesure où « seuls les bénéfices réalisés à la date de clôture peuvent être inscrits dans les comptes annuels » (article L 123-21 du Code de commerce). En effet, un produit comptabilisé au titre d’un bien non livré ou d’une prestation non encore effectuée est éliminé comptablement des produits d’exploitation par l’intermédiaire d’un compte de régularisation 487 « Produits constatés d’avance ». Ce produit sera effectivement comptabilisé et imposé lorsque la prestation ou la livraison aura eu lieu.
Cette solution permettra indéniablement aux émetteurs de jetons entrant dans cette hypothèse de ne pas être fiscalisés dès la clôture de l’exercice de levée de fonds et ainsi anticiper l’avenir plus sereinement.
=> Du point de vue du « souscripteur » ou « détenteur »
Le détenteur personne physique ne pose bien évidemment aucune problématique comptable. Seule sa fiscalité personnelle en cas de « plus-value de cession » sera à analyser.
Lorsque le détenteur est une personne morale, la souscription de jetons assimilés à des titres, bons ou contrats financiers sera comptabilisée selon les dispositions applicables auxdits titres, bons ou contrats. En revanche, pour les autres types de jetons, l’intention du détenteur influera sur le mode de comptabilisation. Si ce dernier souhaite utiliser le jeton acquis en vue d’utiliser un service ou un bien associé, il constituera une immobilisation incorporelle amortie et dépréciée selon les articles 214-1 à 214-21. L’ANC précise que constituera un indicateur d’utilisation de ce service ou bien associé, l’utilité de celui-ci vis-à-vis de l’activité préexistante de la société détenteur ou de son prolongement. A défaut, la comptabilisation s’opèrera au moyen du compte 5202 « Jetons détenus » et la variation de leur valeur sera prise en compte en contrepartie de compte transitoire. L’éventuelle perte latente générée impliquera la constitution d’une provision pour risque.
Les détenteurs n’échapperont pas à une obligation comptable de faire figurer dans leurs annexes des informations précisées dans l’article 619-16. Elles sont cependant moins contraignantes à celles prévues pour les émetteurs.
Fiscalement, les amortissements éventuels auront pour effet de diminuer le résultat comptable puis fiscal. Le souscripteur aura principalement une problématique de plus ou moins-values de cession qui devront être déterminées selon la méthode FIFO (first in first out) ou du coût moyen pondéré d’acquisition. Cette plus ou moins-value constituera comptablement un produit ou une charge comptabilisée dans les comptes 7661 « Produits nets sur cessions de jetons » ou compte 6661 « Charges nettes sur cessions de jetons ». Concrètement, la plus-value nette de cession résultant de la cession d’un actif amortissable (jetons) entrera dans le champ d’application du régime des plus et moins-values à court terme (et long terme dans l’hypothèse d’une détention supérieure à deux ans sur la partie excédant la limite de l’amortissement déduit). La plus-value nette taxable sera donc imposable à l’impôt sur les sociétés (ou à l’impôt sur le revenu selon la forme de la société détentrice). Quant à l’éventuelle moins-value nette, elle s’imputera sur le bénéfice taxable.
Cette clarification est donc la bienvenue et s’inscrit dans la droite lignée de la volonté française d’instaurer le premier cadre juridique et comptable des ICO. Notons que le projet de loi PACTE est toujours pendant devant le Sénat et que l’AMF, contrairement à l’ANC, ne devrait malheureusement pas apporter ses commentaires avant la promulgation de cette loi, ce qui est regrettable.
Me Amélie Lièvre-Gravereaux, Cofondatrice et Associée (Acacia Legal) et Me Pierre Wattenne, Collaborateur (Acacia Legal) ont corédigé cet article.
Amélie, fiscaliste chevronnée, intervient dans les problématiques liées aux rémunérations des dirigeants, des management packages et dans les problématiques de fiscalité internationale (régularisation des situations fiscales des résidents, gestion des impatriés et expatriés). Elle assiste les petites et moyennes entreprises et les particuliers dans le cadre des contrôles fiscaux et la conduite des contentieux. Le résultat obtenu dans la gestion de ses dossiers a été, à plusieurs reprises, récompensé par les classements de professionnels. Amélie a écrit sa thèse de doctorat en droit fiscal sous la bienveillance du Professeur émérite Jean Lamarque, par la suite publiée, et obtenu sa certification de spécialisation en droit fiscal. Elle écrit également depuis de nombreuses années dans le Lamy fiscal.
Pierre assiste les clients du cabinet sur tous les aspects fiscaux, notamment patrimonial et international, en conseil comme en contentieux. Amateur de finance d’investissements et de nouvelles technologies telles que l’univers « Blockchain », Pierre gère aux côtés d’Amélie toutes les problématiques liées aux crypto-monnaies/actifs et Initial Coin Offering ainsi que les Legal tech.
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